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Le tandem franco-allemand et l’euro

Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne (BCE) depuis 2011. La réalité de la crise monétaire traversée par l’UE au début des années 2010 contraindra l’institution, présidée par Mario Draghi, à changer sa doctrine d’intervention pour pratiquer une politique d’assouplissement quantitatif, contre l’avis de l’Allemagne. (© Xinhua)
Le couple franco-allemand a joué un rôle décisif dans la genèse de l’union monétaire européenne. Les deux pays ont ensuite pesé de concert sur la gestion des crises de l’union économique et monétaire, pour finalement diverger, une France affaiblie et une Allemagne économiquement hégémonique étant peu à même de préparer l’avenir de la zone euro.

S’il est une composante de la construction européenne à l’égard de laquelle la France et l’Allemagne ont joué un rôle déterminant, c’est assurément l’union économique et monétaire (UEM). Le projet porté dans les années 1980 par la Commission, alors présidée par Jacques Delors, s’il bénéficiait de larges faveurs hexagonales, était en revanche très peu prisé outre-Rhin. L’Allemagne du deutschemark et de la Bundesbank n’avait guère d’incitation à fondre son très efficace système monétaire dans une hypothétique zone euro. Comme on le sait, c’est la portée géopolitique de l’UEM, à l’heure où la réunification interallemande inquiétait, particulièrement à Paris, qui a emporté la décision. Par-delà la logique du marché unique, la monnaie unique européenne est née comme un gage donné par l’Allemagne à la France, et à l’Europe communautaire, de son ancrage dans l’Union.

Le couple franco-allemand et la zone euro originelle

L’Allemagne, initialement réticente, a su peser de tout son poids pour que le système monétaire qui allait naitre du traité de Maastricht soit à l’image du sien. Elle y est d’autant mieux parvenue que ses partenaires, France en tête, étaient pour leur part soucieux de rallier sur le fond l’Allemagne à leur projet. Cette dernière avait en outre quelques arguments substantiels à faire valoir, ce dont il est résulté une zone euro profondément ordolibérale.

Ainsi la Banque centrale européenne (BCE) a-t-elle été conçue comme l’héritière de l’ancienne Bundesbank, parce qu’il était difficilement contestable que le « modèle » allemand en la matière était un succès. C’était au demeurant l’une des conditions devant faire en sorte que, comme le demandait l’Allemagne, l’euro soit in fine « au moins aussi solide que le mark ». La BCE fut rendue statutairement très indépendante de tout pouvoir politique, et son mandat érige la lutte contre l’inflation en priorité absolue (1). Une clause en particulier allait jouer ultérieurement un rôle majeur, lors des crises de la zone euro : la BCE a interdiction d’octroyer du crédit aux États membres, ou d’acquérir directement leurs titres de dette sur les marchés primaires. 

Cette question était primordiale pour l’Allemagne, en raison de son expérience historique de dérives désastreuses dans lesquelles l’assujettissement de la banque centrale au pouvoir politique avait joué un rôle clef. Le plus connu de ces épisodes est celui de la République de Weimar, qui a engendré, au début des années 1920, l’une des plus spectaculaires phases d’hyperinflation du XXe siècle, alimentée par un financement monétaire des déficits publics. L’Allemagne contemporaine a conservé un souvenir collectif vivace de cette période, qui explique largement son aversion viscérale pour l’inflation (2), mais aussi son attachement profond à une banque centrale très indépendante. 

Le mandat de la BCE n’est pas – contrairement à ce qu’affirment de nombreuses analyses superficielles – véritablement original. En Europe comme ailleurs, chacun sait qu’à moyen et long termes, il existe des liens étroits entre monnaie et inflation. En conséquence, il est naturel que les banques centrales se préoccupent au premier chef de la stabilité des prix. A contrario, l’objectif de 2  % d’inflation, qui est la cible de moyen terme de la BCE, est parfois jugé excessivement strict, parce qu’il signifie en pratique qu’il existe des baisses de prix dans certains secteurs d’activité, ce qui n’est en général pas souhaitable. L’Allemagne a toutefois fait connaitre, et ce jusqu’au cœur même de la phase de quasi-déflation qu’a connue la zone euro au milieu des années 2010, sa farouche opposition au relèvement de la cible d’inflation de la BCE.

L’influence ordolibérale est, parallèlement, responsable de l’absence de « gouvernement économique » pour l’UEM. Ici, les oppositions entre les deux rives du Rhin furent radicales. La France était la principale promotrice d’une enceinte – appelons-la l’Eurogroupe – qui aurait la responsabilité de coordonner les politiques budgétaires nationales dans la zone euro, et de définir pour cette dernière une orientation budgétaire explicite. L’Allemagne s’en est défiée, avec une réelle efficacité à ce jour, parce qu’elle a toujours soupçonné Paris de vouloir faire ainsi contrepoids à l’indépendance de la BCE. Si un Eurogroupe a bien été instauré, tardivement, par le traité de Lisbonne, il ne jouit d’aucune prérogative formelle – ce qui fait de la BCE une institution sans véritable interlocuteur pour élaborer un policy mix.

Enfin, l’ordolibéralisme allemand et sa défiance – historiquement fondée – à l’égard de la gestion macroéconomique dans les pays d’Europe du Sud, ont donné naissance au fameux pacte de stabilité (et de croissance (3) – le PSC). Ce texte est l’archétype de l’encadrement de l’action politique par les règles. S’il avait été intelligemment dessiné pour prévenir le surendettement public dans la zone euro, il aurait eu toute son utilité. Au lieu de quoi, en privilégiant la surveillance des déficits plutôt que celle des taux d’endettement, le PSC a constitué une entrave majeure à la conduite de politiques budgétaires contracycliques, comme les crises de la zone euro allaient malheureusement l’illustrer.

Le tandem franco-allemand face aux crises de l’UEM

Les crises au sein de la zone euro ont paradoxalement débuté avec le choc américain des subprimes et ses conséquences planétaires. Leur première déclinaison a été bancaire, avec de nombreux problèmes d’illiquidité puis d’insolvabilité. La seconde déclinaison, fille de la précédente, a été la Grande Récession, inédite par son ampleur depuis les années 1930. 

À ces premiers stades de la crise, le tandem franco-allemand va fonctionner d’une façon relativement satisfaisante. Le gouvernement français fait preuve d’un activisme et de velléités interventionnistes somme toute conformes à une certaine inclination historique. Ils sont à l’époque bienvenus parce que la récession s’avère anormalement grave, et ont la vertu d’entrainer l’Allemagne vers ce qui sera l’un des épisodes les mieux concertés de politique de relance en Europe. Il en résultera un soutien budgétaire significatif à l’activité dans les années 2009-2010, qui permettra de limiter la récession, quoiqu’au prix d’un accroissement généralisé de l’endettement public.

Le tournant qui va s’opérer, fin 2009, à partir de la première crise grecque, ne saurait être sous-estimé. L’élément déclenchant sera le constat d’une dette publique grecque insoutenable, qui mettra la zone euro, nullement préparée à ce type de situation, au pied du mur. En son sein, l’Allemagne est initialement résolument hostile à toute forme de soutien à Athènes, en raison de la clause de no bail out figurant dans les traités depuis Maastricht, mais aussi pour des raisons d’ordre moral : les autorités grecques sont censées assumer les conséquences de leurs errements (4). De son côté, l’activisme français ne serait pas hostile à un plan d’aide financière à la Grèce, qui conjurerait le risque de contagion à d’autres États de la zone euro, et redonnerait toute son importance à la composante intergouvernementale de la gouvernance économique européenne.

Les atermoiements qui naitront de ces discordances franco-allemandes ont une portée considérable. En premier lieu, toute la gestion ultérieure de la crise de l’endettement souverain sera empreinte du syndrome du « trop peu, trop tard ». Aussi l’Allemagne finira-t-elle par consentir, non seulement à un soutien financier massif à la Grèce, mais à l’institutionnalisation des plans d’aide, via le MES. À chaque fois cependant, la décision sera trop tardive pour être pleinement efficace. Il est ainsi vraisemblable qu’une action résolue du Conseil début 2010 aurait pu éviter la propagation de la hausse des primes de risque sur les dettes irlandaise, portugaise ou italienne. En deuxième lieu, les plans de relance coordonnés mis en place en 2008-2009 face à la Grande récession seront interrompus prématurément. Sous l’influence allemande, les politiques budgétaires prendront un tour résolument austéritaire, d’abord dans les pays sous assistance financière, en vertu d’une conditionnalité inappropriée, puis dans les pays demeurés sous la pression des marchés financiers (Espagne, Italie), enfin dans les pays placés sous les fourches Caudines du PSC. Ce dernier montre alors son inanité, puisqu’il impose une réduction généralisée des déficits publics alors que, sauf exception, les taux de croissance des États concernés sont encore très inférieurs à leur potentiel.

Le début de la décennie 2010 marque, au demeurant, un basculement au sein même du tandem franco-allemand qui n’a cessé depuis lors de se confirmer. Face à une Allemagne dont l’influence sur la zone euro n’a jamais été aussi prégnante, la France perd peu à peu son aptitude à faire contrepoids, et ce pour de multiples raisons. Ses velléités interventionnistes des années 2008-2009, sur le plan macroéconomique, sont venues buter sur l’excès d’endettement souverain d’une majorité d’États membres, y compris le sien propre. Peu encline à une orthodoxie budgétaire stricte, la France n’a pas la crédibilité pour faire prévaloir une ligne plus keynésienne, telle qu’elle se dessinera aux États-Unis ou au Japon (5). Économiquement affaiblie à plusieurs titres (taux de chômage élevé, compétitivité internationale dégradée, gouvernance interne peu efficace), la France, si elle n’est pas en difficulté à l’instar des pays d’Europe du Sud, n’a quasi aucun des attributs caractéristiques d’un « pays d’Europe du Nord ». Elle s’en trouve d’autant moins audible.

La position économiquement dominante de l’Allemagne va, pour sa part, conduire le pays à une forme d’isolement. Le comble est que celui-ci s’exprimera surtout, non dans le domaine budgétaire (l’Europe du Nord est tout aussi austéritaire que le ministère fédéral des Finances), mais dans le domaine monétaire. En effet, la gestion de la crise de l’endettement souverain dans la zone euro va créer de graves tensions entre Berlin et Francfort. La BCE estime en effet nécessaire, à partir de 2011, d’intervenir résolument sur les marchés de dette publique. Sa logique, somme toute classique au regard des pratiques de ses grandes consœurs, consiste à racheter des titres souverains, pour autant que nécessaire à limiter les dérives dévastatrices des taux d’intérêt. L’Allemagne sera le seul des pays de la zone euro où les programmes d’achat correspondants de la BCE feront l’objet de contestations en justice (6). Aucune de ces actions, devant la Cour de justice de l’UE comme devant la Cour de Karlsruhe, n’a abouti à ce jour. C’est d’autant plus heureux que chacun s’accorde sur le fait que l’intervention de la BCE s’est avérée décisive, à partir de 2012, pour enrayer la crise de l’endettement souverain.

L’Allemagne, la France et l’avenir de la zone euro

Le seul élément de consensus qui prévale actuellement concernant l’avenir de l’UEM est que celle-ci n’est pas viable en l’état. Son architecture a pourtant notablement évolué depuis Maastricht. Toutefois, le MES n’a qu’une capacité d’intervention limitée, qui serait insuffisante en cas de problème d’endettement public dans un « grand » pays (Italie ou Espagne). Parallèlement, la zone euro n’a toujours pas renforcé sa capacité à faire face à des chocs asymétriques, déficiente depuis l’origine (7). Enfin, la nouvelle procédure de surveillance des déséquilibres macroéconomiques semble peu efficace, ne serait-ce que parce qu’elle tolère d’énormes excédents courants, au premier rang desquels celui de l’Allemagne elle-même.

Dans ce contexte, la France formule peu de propositions opérationnelles pour le futur. Elle serait ainsi favorable à un renforcement de la gouvernance économique, qui pourrait passer par la mise en place d’une sorte de « ministère européen des Finances ». Celui-ci aurait notamment en charge l’élaboration d’une orientation budgétaire explicite pour la zone euro, et l’élaboration d’un policy mix pertinent avec la BCE. Le paradoxe est que de telles avancées supposeraient un transfert marqué de compétences en matières budgétaire et fiscale, ce à quoi certaines capitales sont traditionnellement rétives, et tout particulièrement Paris. Il en va de même pour les propositions de fonds de stabilisation macroéconomique, d’assurance-chômage européenne ou de budget propre à la zone euro, auxquelles la France n’est pas hostile. Tous ces projets ont en commun de nécessiter un renforcement de la gouvernance économique dans la zone euro, et d’induire des contraintes accrues sur les politiques budgétaires nationales. 

Tandis que la France semble ne pas savoir précisément ce qu’elle veut, l’Allemagne semble surtout savoir ce qu’elle ne veut pas. Sa principale ligne rouge réside en une éventuelle « union de transferts » (Transferunion), qui permettrait des transferts budgétaires entre États participants à l’UEM. Tel serait notamment le cas pour plusieurs des projets évoqués précédemment, comme un fonds d’amortissement des chocs asymétriques (8) ou une assurance-chômage européenne. La position allemande se nourrit de l’expérience de la réunification, qui a vu une telle union de transferts mise en place au bénéfice des nouveaux Länder. Le coût qui en est résulté pour l’ancienne RFA se chiffre en milliers de milliards d’euros sur 25 ans, et fait frémir outre-Rhin à l’idée que quelque chose de comparable puisse exister au niveau européen. En outre, l’Allemagne souffre de l’idée – largement erronée mais vivace – qu’elle serait la contributrice financière ultime dans toutes les crises de l’UEM.

La hantise allemande d’avoir à payer pour autrui est telle qu’elle la conduit même à refuser de payer pour elle-même. Sa politique actuelle en matière d’investissements publics, alors que les taux d’intérêt sont voisins de zéro, est ainsi d’une incohérence largement soulignée (notamment par le FMI ou l’OCDE). Pourtant, le souci d’absence de déficit public, et donc de tout nouveau recours à l’endettement, l’emporte – au point que le pays a inventé un concept pour décrire ce qui ailleurs serait simplement un budget en équilibre : le schwartze Null (9).

Comment ne pas voir alors le fossé qui désormais sépare, sur le plan économique, cette Allemagne d’une France qui, pour sa part, n’a eu de cesse de différer son propre ajustement budgétaire ? Certes, la conjoncture dégradée justifiait qu’en la matière on se hâte lentement. Toutefois, nos partenaires ont beau jeu de faire remarquer qu’à un horizon plus lointain, les réformes de structure qui garantiraient des finances publiques françaises saines, et un système de protection sociale viable, restent à faire. Il en résulte en Allemagne une absence de confiance à l’égard de la France, hélas réciproque puisque Paris semble convaincu que Berlin ne veut pas s’engager dans un approfondissement de l’intégration dans la zone euro.

Alors que, dans un contexte on ne peut plus incertain sur fond de Brexit, le tandem franco-allemand serait plus utile que jamais, force est d’admettre son inanité. Que ce soit pour la première fois dans l’histoire de l’UEM n’est pas fait pour rassurer.

Notes

(1) On pourrait ajouter à la liste des marqueurs – symboliques – de l’influence allemande sur la BCE la localisation de son siège à Francfort.

(2) L’Allemagne a connu un autre épisode, plus récent, d’hyperinflation au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

(3) La croissance n’est nullement une préoccupation explicite du PSC. Pour sa part, le mot « stabilité » est directement emprunté à la Stabilitätskultur allemande. Il est omniprésent dans la gouvernance économique de l’UEM : Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), Mécanisme européen de stabilité (MES), etc.

(4) Il n’est pas anodin que dans la langue allemande, le mot désignant la dette (die Schuld) soit le même que celui qui désigne la faute.

(5) On soulignera à cet égard que le ratio d’endettement public dans ces deux pays est plus élevé que dans la zone euro prise dans son ensemble.

(6) Comme le programme d’Opérations monétaires sur Titres (OMT).

(7) O. Clerc et P. Kauffmann, L’Union économique et monétaire européenne, des origines aux crises contemporaines, Paris, Pédone, 2016.

(8) Une proposition très élaborée en la matière émane d’un groupe d’économistes allemands. Voir H. Enderlein, L. Guttenberg, J. Spiess, « Blueprint for a Cyclical Shock Insurance in the Euro area », Studies and Report, Fondation Notre Europe, 2013.

(9) Littéralement le « zéro noir », l’idée étant celle d’un budget totalement et résolument sans déficit.

Article paru dans Diplomatie n°82, septembre-octobre 2016.
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