Les relations entre la Turquie et la Russie sont issues d’une longue tradition historique souvent complexe résultant notamment de divergences de vues sur des points fondamentaux de politique étrangère. Mais ces relations suivent une tendance à l’amélioration progressive depuis la fin de l’URSS en 1991. Les changements politiques intervenus depuis le début des années 2000 en Turquie ont confirmé ce « retour en grâce » de la Russie.
La Russie est devenue le principal fournisseur d’énergie : Rosatom, à travers sa filiale Atomstroyexport, a vendu sa première centrale nucléaire à la Turquie. Ankara est un des principaux partenaires économiques de la Russie, représentant 5 % des exportations annuelles russes (1). En outre, les stations balnéaires turques sur la Méditerranée sont la destination de vacances préférée des Russes (le secteur du tourisme dispose d’un poids important dans l’économie turque). Bien qu’elles partagent des intérêts communs dans plusieurs domaines, la Turquie et la Russie sont en situation de conflit en Syrie (et la problématique kurde), en Libye ainsi que sur la question du Haut-Karabagh (2). Signe tangible que les deux pays peuvent entrer en opposition frontale, la destruction par un F‑16 d’un Su‑24M russe ayant pénétré l’espace aérien turc le 24 novembre 2015. Cet acte débouchera sur une crispation des relations entre les deux pays, la Russie introduisant des sanctions à l’égard de la Turquie ; mais le président turc amorcera une courbe rentrante vis-à-vis de son homologue russe lors d’une conversation téléphonique datée du 29 juin 2016.
D’un point de vue militaire, les forces armées turques sont structurées sur le modèle otanien. Elles sont fort logiquement quasi exclusivement équipées de matériels provenant de fournisseurs occidentaux. Au début des années 1980, stimulé par une économie suivant une courbe de croissance continue, les responsables politiques turcs, sur l’impulsion de l’armée, ont mis en place un secteur industriel spécialisé dans la production militaire. C’est en 1985 qu’est fondé le Bureau d’administration du développement et du soutien de l’industrie de la défense (SaGeB) qui deviendra en 1989 le Sous-secrétariat des industries de la défense (SSM (3)) relevant du ministère de la Défense. En décembre 2017, le SSM sera rattaché directement à la présidence de la République, son nom étant modifié en SSB (4) à cette occasion.
Cette institution a pour mission de mettre en place les politiques générales et d’affecter les moyens nécessaires pour créer les infrastructures et les industries indispensables à la production de matériels adaptés aux besoins des forces armées turques et, par la suite, mettre un pied dans le marché international des armements. Le visage des forces armées turques va donc évoluer progressivement d’une armée équipée intégralement en matériels de provenance occidentale (principalement de fournisseurs américains) à une armée disposant d’équipements occidentaux auxquels vont s’adjoindre des équipements indigènes.
L’annonce début septembre 2017 (5) de l’acquisition par la Turquie du système S‑400 a eu l’effet d’une bombe au sein de l’Alliance. Même s’il n’est pas formellement interdit aux pays membres d’acquérir des équipements militaires en Russie (plusieurs pays d’Europe centrale font régulièrement l’acquisition de consommables ainsi que de services d’entretien en Russie pour leurs équipements hérités de l’époque du pacte de Varsovie), cette commande n’en est pas moins une première pour un pays « historique » de l’Alliance (6). En raison du volume, financier notamment, de la commande ainsi que de l’avantage tactique offert, le choix du S‑400 par un pays n’ayant jamais acquis de matériels militaires en Russie a soulevé une importante controverse, toujours en cours.
Lorsque le président américain Barack Obama déclare en 2014 que « la Russie ne produit rien (7) », cette dernière va indirectement lui répondre avec son système de défense antiaérienne Triumf, mettant en place ce que certains observateurs ont qualifié de « diplomatie du S‑400 ». Jouant sur les capacités (supposées ou réelles (8)) du système, Moscou va systématiser la mise en avant de ce dernier en le proposant à tous les clients potentiels : en peu de temps, le S‑400 va être acquis par la Chine, la Turquie et l’Inde, des discussions étant par ailleurs en cours depuis 2017 avec l’Arabie saoudite.
Avec ces ventes, Moscou met directement Washington en porte-à‑faux : depuis l’adoption du Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act, l’acquisition de matériel militaire russe peut entraîner des sanctions américaines. La Turquie a été prévenue à plusieurs reprises dès que les premières rumeurs d’acquisition de S‑400 se sont fait entendre. Finalement, Washington frappe en interdisant la livraison du chasseur F‑35A dont la Turquie assure une partie de la production, étant partie prenante du programme depuis le début et ayant formellement rejoint ce dernier le 12 juillet 2002 et ayant des besoins estimés à une centaine d’appareils.
Le retrait du programme F‑35 arrive au mauvais moment pour la Turquie : la flotte de F‑16 locaux (ces derniers constituant le gros du parc aérien turc) arrive doucement en fin de carrière. Dans le même temps, l’ennemi de toujours, la Grèce, a commencé à renouveler sa force aérienne (9) tandis que l’option du nouveau chasseur indigène, le TF‑X, est encore au stade de la maquette. La perte du F‑35 va être beaucoup plus problématique pour la marine turque puisque celle-ci a lancé son premier LHD (10), le TCG Anadolu, qui devait notamment déployer le F‑35B. La marine se retrouve donc avec un navire achevé, mais elle ne dispose pas de l’avion devant l’équiper, pas plus qu’elle n’a d’alternatives possibles.
Moscou aurait donc atteint son but en déstabilisant l’alliance avec la vente de S‑400 tout en se prépositionnant pour devenir un nouveau partenaire militaire pour la Turquie. Le président russe, habile communicant de son état, a bien évidemment su exploiter l’ouverture représentée par la « mise au ban » de la Turquie en invitant le président turc lors du salon MAKS 2019 et en présentant à ce dernier le Sukhoï Su‑35S ainsi que le T‑50 (prototype du Su‑57). La machine médiatique russe a été mobilisée à cette occasion pour bien évidemment mettre en avant en très gros plan le président turc inspectant le cockpit du T‑50, son VRP n’étant personne d’autre que le président russe. Le clou sera encore enfoncé peu après, en septembre 2019, lorsque la Russie enverra un Su‑35S accompagné d’un prototype T‑50 au salon Teknofest Istanbul ; les médias russes étant bien évidemment à nouveau mobilisés pour rappeler que la Russie était prête à fournir la Turquie en appareils modernes si cette dernière venait à en faire la demande.
Mais la communication russe ne peut ignorer une certaine réalité : même si le président turc est maintenant à la tête du SSB, ce qui lui permet donc d’avoir un accès direct aux programmes d’acquisition, ce dernier est pleinement conscient du fait que la Turquie est membre de l’OTAN, que ses forces armées sont structurées autour de l’OTAN, que l’administration Biden (11) sera beaucoup moins conciliante à son égard que l’administration Trump et que l’acquisition de matériels russes créerait un double standard technique au sein de l’armée turque qui la rendrait moins performante, notamment en raison du manque d’intégration au sein des systèmes standardisés de l’alliance. Des annonces récentes font d’ailleurs état du fait que la Turquie amorce également une courbe (très légèrement) rentrante (12) vis-à-vis des États-Unis en essayant de trouver une solution à la question des S‑400 bien qu’elle envisage en même temps d’acheter des batteries supplémentaires.
Et l’industrie militaire turque dans tout cela ? En fin de compte, c’est peut-être elle qui paie le prix le plus élevé : le programme de char national Altay est bloqué à cause du refus allemand de fournir les moteurs (MTU) et les transmissions (RENK) nécessaires depuis la mise en place de sanctions vis-à‑vis de la Turquie à la suite de son intervention en Syrie, tandis que le programme TF‑X se cherche un partenaire international pouvant apporter l’expertise permettant de le mener à son terme. L’industrie locale ne manque pourtant pas d’atouts : les programmes de drones turcs, notamment le Bayraktar TB2, ont largement démontré leur efficacité en Libye ainsi qu’au Haut-Karabagh.
L’industrie russe est pleinement en mesure d’aider l’industrie turque à surmonter une partie des problèmes rencontrés dans les grands programmes militaires nationaux, la Turquie disposant des moyens économiques pour acheter les équipements et surtout les technologies qui lui font défaut. Mais il semble peu probable de voir Ankara se jeter dans les bras du premier représentant de Rosoboronexport qui viendrait à poser ses valises en Turquie. Surtout que l’adhésion de la Turquie à l’OTAN n’est aucunement remise en cause ; il apparaît donc peu probable que l’Alliance accepte qu’une armée rééquipée (en partie tout du moins) avec du matériel russe ait accès à ses systèmes informatiques (la réputation des hackers russes est loin d’être usurpée).
La Turquie n’étant pas près d’abandonner sa politique d’approvisionnement tous azimuts, il semble que la Russie ait réussi un superbe coup politique avec sa « diplomatie du S‑400 », déstabilisant l’Alliance sans prendre de risques inconsidérés. Le système S‑400 étant un système connu et maîtrisé dont le successeur (le S‑500) se profile déjà à l’horizon, le pays n’a donc pas jeté dans la balance ses plus grands secrets militaires pour arriver à un tel résultat. Néanmoins, la Russie est prête à transformer l’essai en venant fournir des Su‑35 (voire des Su‑57 (13)) en remplacement des F‑35. Histoire de rendre à César (au tsar ?) ce qui lui revient de droit, gageons que les Russes ont été bien aidés dans la réussite de ce coup par le refus originel des Américains de vendre le MIM‑104 Patriot à la Turquie.
Même si la commande de S‑400 par la Turquie continue de faire couler beaucoup d’encre, il est utile de rappeler que ce système ne fut pas le premier choix des Turcs. En effet, le 1er mars 2007 (1) la Turquie a lancé le programme de système de défense antiaérienne à longue portée T‑LORAMIDS (2) qui devait être apte à contrer la menace que constituent les missiles balistiques iraniens afin de protéger certains sites stratégiques turcs. À l’origine, c’est le système américain MIM‑104 Patriot PAC‑3 qui avait retenu l’attention des autorités turques.
Cependant, l’acquisition de ce système était couplée à un accord de transfert de technologie, ce que les autorités américaines refusèrent.
Les décideurs turcs se tournèrent alors vers la Chine, qui proposait le système FD‑2000 (dérivé à l’export du HQ‑9). L’offre, d’une valeur de 3,4 milliards de dollars, comprenait en outre un transfert de technologie. Ankara marqua son accord pour cette offre en 2013 avant de faire volte-face en 2015 en raison d’un volume de transferts de technologie qui se révéla inférieur à ses attentes (3) ainsi que de pressions reçues au sein de l’Alliance.
Le programme T‑LORAMIDS fut finalement abandonné en 2015. Les Turcs, après avoir essuyé un nouveau refus auprès de l’administration Obama pour l’acquisition de MIM‑104 Patriot au début 2017, vont se tourner vers un candidat inattendu pour les fournir : la Russie et son système de défense antiaérienne à longue portée Almaz-Antey S‑400. La commande de S‑400 est officialisée le 12 septembre 2017 (4) et est évaluée à 2,5 milliards de dollars, les Russes proposant en outre des conditions de financement intéressantes aux Turcs.
Notes
(1) Saban Kardas, « Patriot Missile Procurement Option Sparks Controversy in Turkey », Eurasia Daily Monitor, vol. 6, no 170, 17 septembre 2009.
(2) Turkish long range missile defense system.
(3) « Turkey scraps Chinese air defense system », Deutsche Welle, 18 novembre 2015.
(4) « Turkey signs deal to get Russian S-400 air defence missiles », BBC News, 12 septembre 2017.
Notes
(1) « Russian Foreign Trade in Figures », Santander Bank, février 2021.
(2) La Russie fait partie depuis 1995 des pays ayant reconnu le génocide arménien.
(3) Savunma Sanayii Mustesarligi.
(4) Savunma Sanayii Baskanligi (https://www.ssb.gov.tr).
(5) Faisant suite à un accord de principe datant de fin avril 2017.
(6) L’acquisition de S-300PMU-1 par la Grèce n’est pas à ranger dans la même catégorie, ces équipements ayant initialement été commandés par Chypre et récupérés par les Grecs ensuite.
(7) « Obama : ‘Russia doesn’t make anything,’ West must be firm with China », Reuters, 3 août 2014.
(8) Le S-400 offre des performances impressionnantes dans sa catégorie ; néanmoins, les médias russes rajoutent souvent une couche de surenchère sur les performances réelles offertes par le système.
(9) Modernisation d’une partie des F-16, acquisition de Rafale et acquisition en préparation de… F-35 !
(10) Landing helicopter dock.
(11) Selcan Hacaoglu, « Incoming Biden Administration Hints at More Turkey Sanctions », Bloomberg, 20 janvier 2021.
(12) « Turkey signals compromise with US over Russian S-400 missiles », Al Jazeera, 9 février 2021.
(13) Le Su-57 n’est pas encore autorisé à l’exportation, les commandes nationales étant prioritaires.
Légende de la photo en première page : Un radar 30N6 Flap Lid associé au S-400 en Turquie. L’achat du système antiaérien a provoqué une crise avec l’OTAN, mais aussi avec les États-Unis. (© Yuri Tuchkov/Shutterstock)