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Les Français et leurs armées : le défi d’une image clivée et ambivalente

À la veille de l’élection présidentielle subsiste en France une situation particulière : le fait militaire occupe une place centrale dans le débat public, mais selon des modalités qui ne rendent pas toujours compréhensible le lien entre les enjeux stratégiques et l’emploi de la force armée. Pour les Français, l’identité du militaire est en fait double : côté face, il combat au loin et il est admiré, car, sur ces théâtres, il met en œuvre des vertus que l’on pense, à tort ou à raison, avoir été oubliées par les élites, en particulier politiques ; côté pile, il est attendu de lui qu’il soit sur le territoire national un palliatif à tous les dysfonctionnements réels ou supposés d’un certain nombre d’institutions civiles et un remède multiforme à une crise de cohésion nationale.

Les deux facettes réunies construisent un personnage devenu l’objet d’un certain nombre de fantasmes peu propices à la compréhension du rôle des armées dans une société démocratique. Si l’on s’en tient à la question des opérations extérieures, et indépendamment de leurs succès tactiques et stratégiques, il est possible d’envisager que les Français ont une vision désormais plus claire de ce que font leurs militaires sur des théâtres lointains. Dix ans après la fin de l’engagement français en Afghanistan, la spécificité militaire est plus explicite : grâce à une insistance récurrente des chefs d’état-­major successifs puis à une parole politique qui a davantage assumé les conséquences potentiellement violentes de l’engagement des armées sur des théâtres extérieurs, les Français peuvent mieux comprendre que la singularité du métier des armes ne réside pas dans l’acceptation de la mort, mais dans le fait d’accepter de combattre pour porter un dommage à un ennemi.

OPEX et sécurité intérieure

Plus largement, de « Serval » à « Barkhane » dans la bande sahélo-­saharienne, en passant par « Sangaris » en République centrafricaine ou « Chammal » dans la zone irako-­syrienne, et malgré une communication politique et militaire parfois très contrôlée, la complexe alchimie qui aboutit au traitement médiatique des opérations a offert aux Français une plus grande variété d’images et de récits que par le passé. Sans qu’il soit possible de dire si les enjeux propres à chacun de ces engagements sont compris et soutenus (le ministère ne communique plus les données sondagières dont il dispose), elles donnent bien davantage que par le passé à voir ce qu’y vivent les militaires.

La mort des soldats dans les opérations demeure cependant un moteur prédominant de la médiatisation des opérations qui n’est pas sans ambivalence. Si les hommages nationaux très solennisés constituent un moment évident d’explicitation et de concrétisation du lien qui unit chaque militaire à ses concitoyens, ils constituent aussi l’axe central d’un récit sacrificiel de la vie militaire. Dans un pays où le débat sur les opérations n’existe vraiment que lors de brèves acmés de curiosité politique et médiatique, il demeure difficile, à partir de cet axe, de donner vraiment à comprendre la stratégie (bonne ou mauvaise) qui guide ces engagements et l’articulation de l’action des trois armées, y compris celle menée en mer et dans les airs et qui souffre d’un déficit structurel d’image. Cette compréhension est rendue d’autant plus difficile que le débat politique intérieur et l’utilisation des armées sur le territoire national créent une confusion croissante sur le rôle des armées au service de la nation.

L’opération « Sentinelle » s’inscrit dans un cadre formel plus clair qu’à son déclenchement en janvier 2015, mais avec le temps long, sa finalité initiale, même théorique, de réponse à la menace terroriste djihadiste se dilue dans une médiatisation à la précision aléatoire. Dans ce contexte, l’armée de Terre, la plus visible dans ces missions, donne à son contrat opérationnel sur le territoire national une nouvelle dimension : dans la présentation de ses moyens qui a eu lieu à Satory le 7 octobre 2021, a été mis en scène le scénario d’une déstabilisation menée sur le sol français par des adversaires étrangers, donnant lieu à des manifestations violentes et à une remontée du déploiement militaire sur le sol français à 10 000 hommes. Ces derniers mènent alors deux types d’action : ils neutralisent un drone menaçant devant une ambassade alliée à Paris puis établissent une « bulle de sécurité » autour du lieu d’une explosion pour permettre l’intervention de la brigade des sapeurs-­pompiers de Paris.

Si l’on peut comprendre la réflexion qui préside à ces changements dans le « continuum compétition/contestation/affrontement » énoncé par la vision stratégique du nouveau chef d’état-­major des armées, elle ne peut faire oublier que l’opération « Sentinelle » constitue le moteur d’une tentation politique de plus en plus forte d’utiliser les armées dans des missions de sécurité intérieure qui échappent au périmètre défini par les états-majors. Les militaires apparaissent en effet désormais comme des agents de sécurité déployés en permanence dans les rues des grandes villes, mais aussi, au gré des fluctuations saisonnières, au pied des pistes de ski ou sur les plages, sans que leur fonction n’apparaisse clairement. C’est d’ailleurs cette ambiguïté qui a brutalement surgi le 20 mars 2019 lorsque Benjamin Griveaux, alors porte-parole du gouvernement, a laissé envisager que les militaires pourraient se trouver engagés face à leurs concitoyens au sein des dispositifs de sécurité annoncés pour le samedi suivant dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes. Les annonces de campagne des Républicains sur l’implication des armées dans des tâches de sécurité intérieure ont montré que les glissements d’usage d’un déploiement entré dans les mœurs n’étaient pas seulement théoriques.

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