La première réponse des pays occidentaux face à l’agression contre l’Ukraine a été d’imposer des sanctions économiques à la Russie. Cette arme est de plus en plus utilisée dans les relations internationales depuis la fin de la guerre froide. Serait-elle l’expression moderne de la maxime de Sun Tzu selon laquelle « l’excellence suprême consiste à briser la résistance de l’ennemi sans combattre » ? Quel rôle peuvent jouer les sanctions par rapport à l’action militaire ?
Utiliser la force n’est pas nécessairement la meilleure façon de contraindre l’adversaire. Les échecs des interventions purement militaires le montrent. Pourtant, les sanctions économiques apparaissent souvent comme l’arme du faible, quand un pays n’ose pas ou ne souhaite pas utiliser la force armée. Cependant, elles sont très liées à la dimension militaire des relations internationales, qu’elles complètent dans ce que Thomas Schelling a appelé la « diplomatie coercitive ».
Économiste et théoricien de la dissuasion, Schelling souligne que la menace qui contraint à agir implique souvent, mais pas toujours, qu’une forme de punition soit administrée à la partie adverse jusqu’au moment où celle-ci changera de comportement. Ainsi, à chaque sanction économique peuvent être associés des gains et des pertes, ce qui revient à obliger l’adversaire à calculer la valeur économique de ses décisions et la pertinence de les mettre en œuvre. Les sanctions se fondent donc sur une vision utilitariste et cherchent les leviers permettant d’influencer les décisions des pays. « Le pouvoir de faire mal est un pouvoir de marchandage », notait déjà Schelling dans Arms and Influence en 1966.
Contrairement à une opinion courante, les sanctions atteignent leurs objectifs dans 30 % à 40 % des cas. Cela pourrait sembler faible. Tout dépend en réalité de la mesure de cette efficacité, qui ne peut pas se résumer à une approche binaire entre réussite et échec. Tout comme une intervention militaire peut avoir des résultats limités, les sanctions ne parviennent pas toujours à faire céder l’adversaire, mais cela ne veut pas dire qu’elles n’exercent pas d’influence sur le pays concerné, son économie ou sa société.
Gary Hufbauer et al. (1) ont développé une échelle de 1 à 16 pour évaluer l’impact des sanctions. Une sanction est considérée comme un succès quand la note obtenue est égale ou supérieure à 9. Cette échelle montre qu’une sanction peut malgré tout avoir un impact même s’il est inférieur à ce qui était espéré. D’ailleurs, comme pour une intervention militaire, l’objectif d’une sanction n’est pas nécessairement d’écraser l’adversaire et de l’amener à capituler.
Les sanctions recherchent trois objectifs principaux. La coercition vise à un changement radical, difficile à obtenir, car cela suppose une capitulation de l’adversaire. Elle ne réussit qu’une fois sur dix. La contrainte vise à infléchir la position du pays concerné, ce qui ouvre la voie à une négociation même si le résultat diffère de l’objectif initial. Enfin, les sanctions peuvent envoyer un signal vers d’autres pays, qui seraient tentés de mal se comporter, mais aussi vers les électeurs du pays sanctionnant afin de leur montrer que les responsables du pays ne restent pas inactifs face à un comportement inacceptable.
La mesure de l’efficacité des sanctions est difficile, car souvent ces trois objectifs se combinent et mesurer leurs impacts n’est pas évident. De plus, les échecs ou la moindre efficacité des sanctions découlent souvent d’une définition et d’un paramétrage inadaptés aux objectifs recherchés.
L’efficacité des sanctions dépend en partie de leur adéquation à l’objectif recherché. Visent-elles la bonne cible ? Des sanctions générales contre un pays ont souvent un faible impact sur les décideurs tout en pénalisant la population ou les entreprises qui n’ont aucune prise sur les décisions. Sont-elles proportionnées ? Certaines mesures sont trop limitées, conduisant à un sentiment d’impunité ou à un effet de dilution, ou au contraire trop fortes, conduisant à l’effet opposé à celui qui est recherché par un sentiment d’injustice ou d’excès qui conduit à les condamner. Le manque d’efficacité peut ainsi découler d’une mauvaise définition des sanctions mises en œuvre.
Les menaces de sanctions doivent être crédibles pour être efficaces, ce qui suppose qu’un pays soit capable de les mettre en œuvre. Parfois, la simple menace d’une sanction peut ainsi suffire à infléchir la partie adverse, notamment quand elle cible un domaine critique pour le pays concerné. À l’inverse, si par le passé un pays a échoué à appliquer des sanctions, la menace aura peu d’impact.
La crédibilité des sanctions sera renforcée si elles sont appliquées par plusieurs pays ou par des organisations internationales (ONU, Union africaine, Union européenne…). Qu’un grand nombre de pays soient impliqués limite les possibilités de de les contourner. Toutefois, il n’est pas idéal de rechercher l’universalité des sanctions, car construire une telle coalition prend du temps et nécessite des compromis sur leurs termes au détriment de leur impact.
Pour qu’une échelle de gains et de pertes puisse être calculée par les différentes parties, il est aussi important de cibler un domaine limité, clairement défini et offrant un fort effet de levier. La plupart des sanctions échouent parce qu’elles restent vagues ou trop larges. Mieux vaut qu’elles ne soient décidées que par un petit nombre de pays, mais qui pèsent face à l’État sanctionné (notamment en raison d’une interdépendance forte) et capables de frapper vite et fort.
La temporalité des sanctions joue aussi. Plus elles durent, moins elles sont efficaces. Les acteurs ciblés vont chercher à les contourner (avec l’aide parfois de tierces parties qui ne « jouent pas le jeu », car contourner les sanctions peut être très rentable), voire à s’adapter pour ne plus en subir les effets. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, la Russie a réussi à remplacer une partie importante des importations sous sanction soit en trouvant de nouveaux fournisseurs, soit en développant ces activités sur son territoire. Une fois cette adaptation achevée, les sanctions perdent leur efficacité potentielle et donc leur crédibilité. De ce fait, une montée en intensité des sanctions risque d’être en réalité une stratégie contre-productive.
Enfin, les sanctions sont d’autant plus efficaces que les entreprises et la société du pays ciblé pourront réagir. Dans un régime dictatorial, le pouvoir musellera les réactions de protestation (la Corée du Nord, par exemple) ou pourra même profiter des stratégies de contournement pour renforcer son pouvoir politique ou financier (les Pasdaran en Iran).
Pour obtenir le résultat recherché, une sanction est utile, mais pas suffisante, car une sanction prise isolément a un impact limité. En moyenne, une combinaison de trois ou, mieux, quatre types de sanctions est nécessaire pour obtenir un effet significatif. Régulièrement, l’ONU impose en même temps un embargo sur les armes, des interdictions de voyager et un gel d’actifs. Cependant, il est bien souvent nécessaire d’associer aussi d’autres mesures de coercition : menace de l’usage de la force, intervention militaire, procédures judiciaires, opérations militaires clandestines…
Les sanctions sont une arme utile quand elles sont bien définies et couplées avec d’autres outils, notamment de coercition plus directe. Leur efficacité doit enfin être évaluée à l’aune des multiples objectifs recherchés : démonstration de la volonté tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays, expression d’une réprobation, volonté de punir, envoi de signaux pour prévenir la répétition de mauvais comportements… Les sanctions s’inscrivent donc bien dans un calcul économique et politique participant de la dialectique des volontés.
Note
(1) Gary Hufbauer, Jeffrey Schott, Kimberly Elliott et Barbara Oegg, Economic sanctions reconsidered, 3e éd., Peterson Institute for International Economics, Washington, 2007.
Légende de la photo en première page : Les conséquences indirectes des sanctions peuvent être militaires. Celles mises en place à partir de 2014 ont ainsi nécessité de réduire le budget de défense russe, avec des implications pour les programmes de modernisation. (© Phomatika/Shutterstock)