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L’Indopacifique au cœur des mutations du système international

Bien que le concept d’Indopacifique recouvre des réalités diverses aux yeux d’acteurs très différents, le développement de stratégies étatiques liées à ce néologisme depuis plus de dix ans souligne son importance et son pouvoir d’attraction (1). L’Indopacifique, et la lecture des relations internationales qu’il propose, est ainsi largement mobilisé par les gouvernements mais aussi des acteurs régionaux tels l’ASEAN et l’Union européenne, comme un principe d’organisation à partir duquel sont faits les choix concernant leur position dans le futur ordre mondial. On pourrait d’ailleurs parler d’un marqueur de puissance si l’on en juge par le nombre d’États qui s’y rallient, peut-être avec l’ambition de voir reconnaitre une politique étrangère novatrice et l’illustration de leur statut sur la scène internationale. Fin 2022, la Corée du Sud et le Canada se sont rangés sous l’étendard de l’Indopacifique. Celui-ci serait-il devenu le point de passage obligé d’une nouvelle diplomatie asiatique en quête d’influence ? Faut-il se réclamer de l’Indopacifique pour être crédible ?

Les puissances montantes de l’Indopacifique — Chine, Russie, Inde, Indonésie — questionnent à des degrés divers l’ordre régional garanti par la pax americana. L’initiative chinoise de Belt and Road (BRI), mise en œuvre depuis 2013, propose ainsi une stratégie globale orientée sur la connectivité et la construction d’infrastructures dont le tracé principal se trouve dans l’espace indopacifique. L’Indopacifique et la BRI apparaissent ainsi comme deux cadres concurrents dans lesquels subsisterait une Asie d’orientation libérale à dominante stratégique en opposition à une Asie « sinisée », à dominante économique.

Sous la bannière d’un « Indopacifique libre et ouvert », des stratégies se sont construites en réponse à la « menace » d’un monde dominé par la Chine, perçue comme une puissance « révisionniste ». Elles soulignent un repositionnement d’acteurs qui, à l’instar du Japon ou de l’Australie, entendent défendre une diplomatie des valeurs (2) aux côtés des États-Unis.

L’Inde, qui a adopté le concept d’Indopacifique, a jugé opportun de se joindre aux gardiens du statu quo, notamment au sein du forum de dialogue Quad où elle siège aux côtés des États-Unis, du Japon et de l’Australie pour contrecarrer la puissance chinoise. Quant à la France, si elle a trouvé une manière de réaffirmer la légitimité de sa présence « asiatique » à travers le concept d’Indopacifique, son positionnement se veut celui d’une puissance d’équilibre ouverte à toute coopération, à rebours de ce qu’elle dénonce comme une logique de bloc (3). L’articulation de cette approche avec celle de l’UE, sur les moyens de laquelle elle peut s’appuyer, lui octroie de nouvelles marges de manœuvre.

Toutefois, cette tentative de typologie ne tient pas totalement compte de la complexité des dynamiques en cours et de leur inscription dans un temps long et à une échelle suprarégionale. Pour l’heure, l’avenir du concept d’Indopacifique semble se dessiner entre des approches révélant une volonté de « containment », dont l’effet immédiat est de polariser la région, et des approches de natures plus coopérative et inclusive.

De nouvelles dynamiques de puissance

Depuis sa popularisation en 2007 par Shinzo Abe, alors Premier ministre du Japon devant le parlement indien (4), on a pu observer l’utilisation toujours plus fréquente du concept d’Indopacifique comme une nouvelle nomenclature des puissances par des décideurs politiques comme par des universitaires. Pourtant, la signification réelle de ce terme n’est pas claire et les stratégies qui y sont associées restent à ce jour incertaines (5). La première confusion tient à la définition géographique de l’Indopacifique, quoique, dans son acceptation la plus répandue, le terme désigne une zone spatiale maritimement cohérente car combinant les océans Indien et Pacifique. L’intensification de l’activité économique et de la concurrence géopolitique dans cette vaste zone océanique sont considérées comme la raison d’être de la conceptualisation de l’Indopacifique en une région distincte. Selon ce point de vue, les nouvelles réalités géopolitiques du XXIe siècle — en particulier la montée en puissance de l’Inde et de la Chine — sont mieux saisies en pensant à ces deux océans, aux iles qu’ils contiennent et aux pays qui bordent leur littoral, dans leur ensemble. La centralité de l’ASEAN et, géographiquement, de l’Asie du Sud-Est, invoquée dans la quasi-totalité des politiques indopacifiques répertoriées, tend à s’incarner dans l’émergence de l’Indonésie, État archipel (6) emblématique que sa dynamique de croissance, sa politique de non-alignement et sa localisation placent au cœur de l’Indopacifique.

Cette interprétation à dominante maritime (7) est loin de faire l’unanimité. Certains universitaires affirment que ce néologisme d’Indopacifique n’est guère plus qu’une construction discursive, dont les racines se trouvent dans les inquiétudes de certaines capitales face à la puissance croissante de la Chine. Plutôt qu’un produit naturel du déplacement de la puissance et de la richesse mondiales de la zone atlantique vers l’est, le terme Indopacifique aurait été élaboré selon eux pour fournir un concept autour duquel pouvait s’organiser une réponse stratégique à l’affirmation chinoise (8).

Il est vrai que jusqu’à présent, une grande partie de la littérature et des commentaires politiques sur l’Indopacifique s’est concentrée sur le changement de l’équilibre des forces entre Washington et Pékin et sa signification pour la région. Si cette dynamique de puissances est une caractéristique essentielle de cet espace, elle est loin d’être exhaustive. On s’est moins intéressés, par exemple, à la manière dont les autres États de l’Indopacifique, notamment ceux des littoraux d’Afrique de l’Est ou d’Océanie, répondent aux opportunités et aux défis engendrés par les transformations profondes que connait la région. Il est urgent d’élargir le débat sur l’Indopacifique en adoptant un ensemble beaucoup plus divers de perspectives et d’approches dans les analyses.

Les débats autour de l’utilité ou même de la base ontologique du concept indopacifique se poursuivront sans doute pendant un certain temps. L’Indopacifique continuera de signifier différentes choses pour différentes personnes. Néanmoins, les politiques adoptées par les principaux acteurs de la région — les États et les organisations décisionnaires — auront également un puissant effet constitutif sur la forme que prendra l’Indopacifique. Le dynamisme de la région, notamment le taux global de croissance économique et la part de la puissance mondiale qui en découle, rendent compte des transformations rapides qu’elle connait. Si l’Indopacifique représente aujourd’hui 40 % de la puissance globale, le FMI prévoit qu’il pourrait représenter près de 50 % du PIB mondial, et ses marchés 40 % de la consommation globale, en 2040.

Un multilatéralisme trop sectoriel

On le voit, ce nouveau monde qu’incarne l’Indopacifique comporte beaucoup d’inconnues. Il recouvre des constellations de pouvoir disparates : grandes à moyennes puissances, petits à micro-États. Plus fondamentalement, on y trouve des États qui soutiennent la structure de gouvernance mondiale actuelle et d’autres qui souhaitent la remplacer ou la remodeler car perçue comme trop inégalitaire. Mais on y trouve également des États qui ne souhaitent pas être entrainés dans un grand débat « scholastique » sur l’Indopacifique.

Ces remises en question s’expriment à des degrés divers dans l’adhésion ou le rejet du concept d’Indopacifique. À ce stade, elles interrogent la résilience des organisations et des forums de dialogue et de coopération régionale qui y ont été mis en place, notamment l’ASEAN et ses élargissements : du format initial avec les dix États d’Asie du Sud-Est en 1967 à celui de l’ASEAN plus trois, en 1997, qui voit l’ajout de la Chine, du Japon et de la Corée du Sud. On peut aussi mentionner le forum régional de l’ASEAN, établi en 1994 et dédié aux questions de sécurité qui, au-delà des dix pays de l’ASEAN et des trois d’Asie de l’Est, est passé à un format de 27 membres avec, notamment, les États-Unis, la Russie, l’Union européenne et la Corée du Nord. L’Asie du Sud y est sous-représentée avec uniquement l’Inde et le Pakistan. De même pour l’Océanie, qui se limite à l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. En dépit de sa « centralité » maintes fois mentionnées par les tenants de l’Indopacifique, l’ASEAN ne peut à elle seule incarner et contenir les dynamiques politico-économiques à l’œuvre dans ce vaste espace. Elle peut toutefois fournir un modèle avec l’ASEAN way et son souci du consensus et de la neutralité (9) qu’on retrouve d’ailleurs dans le Pacific Way des pays océaniens.

C’est pourquoi il importe de prêter attention et de renforcer les capacités intégratives d’organisations sous-régionales comme la Commission de l’océan Indien (COI) et l’Indian ocean rim association (IORA) en Asie du Sud, ou la Communauté du Pacifique et le Forum des iles du Pacifique (FIP) en Océanie. Dans un contexte de compétition économique et de tensions sur les ressources, penser globalement l’Indopacifique en organisant des passerelles entre ces différentes entités et autres forums interétatiques de coopération pourrait largement concourir à la transition énergétique de ce vaste bassin et au-delà.

Des normes, loyautés et affiliations versatiles 

Quoi qu’on en pense, « le paramètre chinois » s’est progressivement imposé comme l’élément à partir duquel beaucoup d’États comprennent et font des choix quant aux mérites d’un ordre mondial encore flou mais différent, incarné par la Chine, et un ordre plus ou moins représenté par les États-Unis mais qui ne satisfait plus. C’est sous la « menace » générale d’une Chine en plein essor que la position de certains acteurs a commencé à évoluer. À l’échelle de l’Indopacifique, ce changement s’est manifesté dans les déclarations normatives sur « l’ordre garanti par le droit », le respect de la « liberté de navigation et de survol » ou « la sécurité des voies maritimes ». Ceci a conduit de plus en plus à une combinaison de hard et de soft power et aux débuts d’une approche coordonnée comprenant une superpuissance, les États-Unis, une puissance technologique et économique, le Japon, et deux puissances pivots, l’Inde et l’Australie. Les quatre États ont ainsi formé le noyau de ce que Shinzo Abe a nommé une stratégie « Indopacifique libre et ouverte » qui s’est incarnée dans le Quad. Pour autant, cet accent sur la défense d’un ordre international garanti par le droit et le rappel d’un usage des espaces maritimes conforme à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer se retrouvent également dans le discours de nombreux États qui en font une lecture différente, dont la Chine.

Les diverses réactions des États membres de l’ONU lors du vote de l’assemblée générale du 2 mars 2022 sur la guerre en Ukraine a révélé les divergences de la communauté internationale sur des notions longtemps tenues pour acquises. Sur les 193 membres, 141 ont approuvé le texte condamnant le recours à la force russe, 5 s’y sont opposés, dont la Corée du Nord, et 35 se sont abstenus, incluant 2 puissances clefs de l’Indopacifique, la Chine et l’Inde. Si les deux pays obéissent à des logiques très différentes dans leur refus de remettre en cause leurs relations avec la Russie, l’épisode a révélé le rapprochement d’opportunité d’un bloc anti-occidental avec la constitution d’un front Chine-Russie-Corée du Nord. Son impact déstabilisant se fait déjà sentir en Asie du Nord-Est avec l’accélération des tirs de missiles balistiques nord-coréens.

Le Quad, une approche « monopolistique » de l’Indopacifique ?

Dans le développement du concept d’Indopacifique, le Japon et les États-Unis se sont trouvés en position de surplomb, donnant une impulsion majeure à la mise en œuvre d’une stratégie multidimensionnelle qui de fait s’est progressivement traduite par une compétition avec la Chine. Rappelant le statut de puissance du Pacifique des États-Unis dans l’ensemble des documents se rapportant à l’Indopacifique, le département d’État et le Pentagone n’ont de cesse de souligner que le théâtre indopacifique est un espace prioritaire pour les intérêts américains. Des présidences Obama à Trump, on a pu interroger l’engagement américain, notamment en termes de financement envers une stratégie indopacifique globale et de long terme. Le retrait du traité de libre-échange transpacifique, par Donald Trump, en 2017, a été assez mal perçu. D’autant qu’en 2020, la Chine a promu le partenariat régional économique global (RCEP), entre elle-même, les États de l’ASEAN, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Depuis, le président Biden, dont le souci est de s’affranchir des chaines d’approvisionnement chinoises, a lancé un partenariat économique concurrent excluant Pékin, le Cadre économique pour l’Indopacifique (IPEF ou Indopacific economic framework). Outre les États-Unis, l’IPEF comprend pour l’instant 12 pays, dont le Japon, qui représentent ensemble environ 40 % du PIB mondial (10).

De plus, les États-Unis ont accentué leur emprise militaire dans le Pacifique occidental avec la signature du partenariat AUKUS avec l’Australie et le Royaume-Uni en septembre 2021. En cela, la rhétorique des dernières stratégies indopacifiques américaines, comme de la National security strategy (11) et les actions de Washington destinées à limiter l’affirmation chinoise, peut être jugée cohérente.

La mise en avant du mécanisme du Quad et l’extension de son champ d’action par l’administration Biden depuis 2021 illustrent la volonté américaine de disposer d’une vaste coalition afin de consolider alliances traditionnelles et nouveaux partenariats pour établir une position de force face à la Chine (12). Les dernières réunions du mécanisme, désormais tenues au niveau des dirigeants des quatre membres fondateurs (États-Unis, Japon, Australie, Inde) ont souligné un changement de perspective avec le souci de créer des groupes de travail fonctionnels prenant en compte un ensemble de problématiques sécuritaires affectant la région : la production de vaccins, la lutte contre le changement climatique, le soutien à la connectivité régionale. Les problématiques de sécurité hard ne sont pas pour autant mises de côté. La sécurité maritime et le souci d’une meilleure interopérabilité entre marines partenaires ont vu le renforcement des exercices d’entrainement Malabar incluant la Corée du Sud, Singapour, le Canada, le Royaume-Uni et la France.

Enfin, le Quad a l’ambition de rééquilibrer la potentielle faiblesse capacitaire et les moyens militaires américains jugés insuffisants en cas de crise majeure en Indopacifique face aux avancées chinoises, notamment technologiques. Les conditions d’un partage du fardeau se posent d’autant plus au regard de l’investissement massif des États-Unis sur le théâtre européen en termes de soutien financier et de transfert d’équipement militaire à l’Ukraine.

Le rapprochement récemment observé entre la Chine et la Russie dans le contexte de la guerre en Ukraine montre — s’il en était besoin — l’interdépendance des problématiques de sécurité des théâtres européens et indopacifiques. Si les États-Unis, la France et l’UE coopèrent étroitement pour faire face à une guerre sur le sol européen, ils le doivent également pour prévenir toute crise grave en Indopacifique, où ils ont également des intérêts stratégiques majeurs à protéger.

Cela suppose d’ajuster les politiques chinoises des uns et des autres, sachant que pour les États-Unis, comme pour la France et l’UE, l’enjeu commun est d’être moins dépendants des chaines d’approvisionnement chinoises et de se prémunir contre tout comportement prédateur de Pékin dans les domaines économiques et militaires.

La revendication d’une troisième voie par la France en Indopacifique et son refus d’une politique confrontationnelle qui serait à ses yeux celle conduite par les États-Unis, ne doit pas conduire à une absence de coordination voire à un manque d’unité de vue dans les analyses qui tourneraient à l’avantage de la Chine.

Enjeux géostratégiques dans l’Indo-Pacifique

Notes

(1) Y compris pour des pays lointains comme l’Allemagne ou les Pays-Bas.

(2) Intervention (via Zoom) de l’ambassadeur Nobukatsu Kanehara, ancien diplomate et conseiller diplomatique du Premier ministre Shinzo Abe, à la conférence de l’Observatoire géopolitique de l’Indopacifique de l’IRIS, Université de Montpellier, 30 novembre 2022.

(3) Philippe Ricard, « Sommet de l’APEC : la France se veut actrice dans l’Indo-Pacifique », Le Monde, 18 novembre 2022 (http://​rb​.gy/​z​b​f​rrj)

(4) Ministère des affaires étrangères du Japon, « Confluence of the Two Seas », discours de Shinzo Abe, Premier ministre du Japon, août 2007 (http://​rb​.gy/​a​v​u​yjq).

(5) Gurpreet Singh Khurana, « What is the Indo-Pacific ? », in Geopolitics by Other Means : the Indo-PacificRreality (dir. A. Berkovsky et S. Miracola), ISPI, février 2019, p. 13-32 (http://​rb​.gy/​b​r​d​52d).

(6) Nusantara (qui signifie « archipel » en indonésien) est d’ailleurs le nom de la future capitale du pays, sur l’île de Bornéo, alors que l’actuelle capitale Jakarta subit de plein fouet les effets du changement climatique.

(7) Marianne Péron-Doise, « L’Indo-Pacifique, une reconstruction régionale fondée sur l’affirmation du maritime dans les relations internationales », Les Grands Dossiers de Diplomatie n°53, octobre-novembre 2019 (http://​rb​.gy/​u​y​e​5dc).

(8) Rory Medcalf, « Redefining the region : The Indo-Pacific idea  », in T. Huxley et W. Choong (dir.), Asia-Pacific Regional Security Assessment, Londres, International Institute of Strategic Studies, 2015.

(9) Amitav Acharya, « The Myth of ASEAN Centrality ? », Contemporary Southeast Asia, vol. 39, n°2, août 2017, p. 273-279.

(10) Kentaro Iwamoto, « Indo-Pacific Economic Framework is not an FTA : 5 things to know », Nikkei Asia, 19 mai 2022 (http://​rb​.gy/​k​p​d​ypv).

La Tribune, « Les États-Unis scellent une nouvelle alliance économique en Asie-Pacific, Pékin fulmine », 23 mai 2022 (http://​rb​.gy/​i​z​d​4tl).

(11) The White House, « National Security Strategy », 8 novembre 2022 (http://​rb​.gy/​b​4​f​wwv).

(12) Dhruva Jaishankar et Tanvi Maden, « The Quad Needs a Harder Edge : It’s Time for the Group to Prioritize Its Security Agenda », Foreign Affairs, 19 mai 2022 (http://​rb​.gy/​v​8​f​pgp).

Article paru dans la revue Diplomatie n°119, « 20 ans de Diplomatie : quelle évolution du monde ? », Janvier-Février 2023.
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