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Indopacifique : quelle victoire pour la Chine ?

Aborder la question sino-­américaine dans un hors-­série sur « la victoire » ne va évidemment pas de soi : il n’y a pas de guerre déclarée. Mais comment pourrait-on caractériser leurs relations, sachant, pour reprendre un terme de la guerre froide, que Pékin et Washington sont des « partenaires-­adversaires » ? D’ailleurs, pourraient-ils devenir ennemis ?

Il y a un terme chinois, « bi » (彼), qui signifie « l’autre », mais aussi celui à qui on s’oppose sans que le terme « ennemi » (« di » 敌) soit utilisé. Vous avez mentionné la guerre froide et s’il n’y a pas de guerre déclarée, il y a bien un conflit idéologique fondamental entre le régime chinois, qui refuse d’évoluer et d’être forcé au changement par les influences extérieures (à commencer par le modèle occidental représenté par les États-­Unis), et le monde occidental lui-­même. Il n’y a donc pas de guerre, mais il y a conflit. Par ailleurs, dans la pensée stratégique chinoise traditionnelle, que l’on retrouve aujourd’hui et qui se conjugue avec les fondements léninistes et maoïstes du régime, il y a l’idée qu’une guerre ouverte n’est pas obligatoire pour que le conflit existe : les rapports de force sont mouvants et peuvent toujours être transformés et exploités. Et donc on essaie d’avancer, de gagner des points, de renforcer ses positions, y compris par ses capacités d’influence.

La Chine a pu le faire de manière massive depuis les années 1980, lorsqu’elle s’est lancée dans une politique d’ouverture et de développement économique. L’idée de Deng Xiaoping n’était évidemment pas, contrairement à ce que pensait l’Occident, y compris les États-­Unis, d’évoluer pour se fondre dans un monde dans lequel il n’y aurait plus de différences fondamentales, mais bien de se doter des moyens d’imposer d’abord sa survie, puis éventuellement d’avoir une plus grande capacité d’influence et de pression. L’un des ancrages de cette ambition est bien sûr le développement, notamment avec les « routes de la soie » qui permettent à la Chine de renforcer sa présence et sa capacité d’influence en Afrique et en Amérique latine, et de devenir un partenaire commercial incontournable en investissant dans les infrastructures, profitant du retrait occidental en la matière jusqu’à une période récente.

L’autre élément, bien plus mis en avant avec Xi Jinping, est la dimension nationaliste. La Chine, devenue une vraie grande puissance selon la perception qu’en ont les dirigeants chinois, aurait les moyens de mettre un terme à ce qui est considéré comme des situations anormales, dans une volonté irrédentiste de récupérer des territoires, et cela concerne évidemment aussi la question de Taïwan. Et c’est là qu’interviennent, au-­delà de l’idéologie, les tensions avec les États-­Unis. Dans mon esprit, il ne s’agit pas d’une rivalité de puissance en soi, même si certains aux États-Unis ont mis en avant ce fameux concept de piège de Thucydide, qui place la Chine au niveau équivalent d’un « peer competitor », comme adoubé par les États-­Unis. Les Chinois aiment beaucoup cette théorie de l’opposition systémique entre une puissance émergente et une puissance déclinante, la puissance déclinante étant évidemment les États-­Unis et, plus globalement, le monde occidental.

Mais cette thèse ne représente pas, selon moi, la réalité, que ce soit au niveau idéologique ou au niveau économique. Ce qui est au cœur des tensions avec les États-­Unis, et je ne dis pas qu’ils ne commettent pas d’erreurs, c’est leur engagement de sécurité dans une zone proche de la Chine, en mer de Chine et aux confins du Pacifique ouest, où Pékin voudrait pouvoir imposer sa volonté sans opposition. Or, dans la région, les États-­Unis sont engagés aux côtés de Taïwan, mais pas uniquement, en raison du réseau d’alliances bilatérales qu’ils ont tissé après la Deuxième Guerre mondiale et qui se voit aujourd’hui consolidé pour répondre justement à la stratégie plus agressive de la Chine. La Chine a les mains liées et, si elle s’engageait dans une guerre d’agression contre Taïwan, ne serait pas certaine de la gagner sans dommages, y compris en termes de pertes considérables pour son développement futur. Elle peut difficilement s’attaquer directement au Japon, parce que cela provoquerait un risque de conflit direct avec Washington. En mer de Chine méridionale, on voit bien que toutes les avancées chinoises sont immédiatement contrées par des offensives américaines, notamment diplomatiques. Joe Biden s’est rendu au Vietnam au mois de septembre, les États-Unis se sont rapprochés des Philippines, sans compter l’Inde, qui veut conserver une posture non alignée, mais qui espère bien conserver un ancrage fort des États-­Unis dans la région pour faire face à la Chine.

Je pense donc que la notion d’ennemi existe. Mais fondamentalement, en raison de la nature même du système politique chinois, cela ne se traduit pas par une guerre ouverte. La Chine n’en a pas les moyens, mais l’opposition est réelle.

Qui dit victoire dit atteinte d’un objectif politico-­stratégique. Une question courte, mais complexe : comment caractériser celui de la Chine à court, moyen et long terme, tant au regard des États-Unis que, plus largement, de l’Indopacifique ?

Ce qui serait éventuellement une victoire pour la Chine serait de parvenir à convaincre les États-Unis que leur place n’est pas en Asie, les pousser hors de leur zone d’influence directe pour pouvoir imposer sa propre volonté dans la région, éventuellement en persuadant les États de la région que les États-Unis n’y ont pas leur place, qu’ils n’y sont pas engagés et en convainquant Washington que prendre le risque d’un conflit avec elle serait beaucoup trop coûteux. La Chine, pour obtenir cette « victoire », peut utiliser toutes sortes de moyens qui ne sont pas militaires, mais qui permettraient d’aboutir à une victoire s’ils parvenaient à les mettre en œuvre. C’est toute la question de la guerre de l’information et de la guerre d’influence, qui fait intégralement partie de la pensée stratégique chinoise.

Aborder le niveau politico-­stratégique, c’est garder à l’esprit le militaire, en sachant qu’il n’est que l’un des vecteurs de la puissance. Le militaire est-il, comme en Russie avant février 2022, là pour appuyer une stratégie de contournement ? Ou est-ce un outil pensé comme vecteur légitime de la politique stratégique ?

Les Chinois ont utilisé la puissance militaire contre des puissances plus faibles, d’ailleurs avec un succès mitigé. Ils n’hésitent pas à utiliser la force pour « remettre de l’ordre ». C’est une notion très ancienne dans la pensée stratégique chinoise. Elle n’est pas, contrairement à ce qu’ils veulent faire croire, une pensée purement pacifiste par nature. À l’époque de l’empire, le pouvoir du monde politique chinois ou sinisé s’exerçait sur un espace qui n’avait, en théorie, pas de limites : « sous le ciel », c’est donc le monde. Il pouvait y avoir des incursions et des rébellions, d’ailleurs avec un certain succès, puisque beaucoup de dynasties chinoises sont le résultat de rébellions qui l’ont emporté, ou de conquêtes extérieures comme celle des Mandchous, qui ont régné pendant près de trois siècles jusqu’à la disparition de l’empire en 1911. Le concept de « remise en ordre » est resté, y compris par des moyens militaires que les Chinois n’ont jamais hésité à utiliser pour « mater » les rébellions.

L’idée de maintenir l’ordre dans son pourtour par l’usage de la force est tout à fait légitime dans la pensée chinoise, qu’elle soit post-1949 ou avant. Le dernier exemple de ce type d’utilisation de la force a été la guerre lancée contre le Vietnam en 1979, dont le résultat a été pour le moins mitigé pour Pékin, mais qui était typiquement une guerre de punition et de « remise en ordre » d’un État considéré comme vassal. En revanche, que peut faire la Chine aujourd’hui, qui ne fait pas uniquement face à des puissances régionales, comme le Japon, Taïwan ou les pays d’Asie du Sud-Est, mais qui s’oppose à la première – et de très loin – puissance militaire dans le monde ?

Même s’il y a des interrogations sur la volonté d’engagement américaine, la Chine ne peut pas mettre de côté l’idée que, si elle se lance dans une opération militaire contre Taïwan, le Japon (îles Senkaku) ou d’autres (mer de Chine méridionale), le risque est d’être opposée à la première puissance dans le monde. Et ce, avec des moyens qui demeurent limités. Jusqu’à présent, la Chine a eu tendance à être plutôt réaliste sur ses capacités. Donc, son objectif est de renforcer tous les moyens qui augmentent le coût potentiel d’une intervention américaine, en espérant dissuader les États-­Unis. Jusque dans un avenir assez lointain, la Chine n’aura pas les moyens de s’opposer frontalement aux forces américaines, mais cherchera à se doter de tout ce qui pourrait augmenter le coût de leur intervention dans la région. L’idée est de le faire absolument, c’est-à‑dire qu’il ne s’agit pas de répondre à une riposte américaine, mais d’interdire toute action avant même l’intervention des Américains.

Le dernier élément, on le voit avec les porte-­avions – dont on peut s’interroger sur l’utilité dans la mesure où, pour le moment, il y a trop peu de pilotes et de systèmes d’accompagnement – est de chercher à impressionner l’adversaire. Lorsque l’on est « faible », il faut faire en sorte d’apparaître extrêmement puissant : c’est ce que préconise Sun Tzu dans son Art de la guerre. Toutes les manœuvres que l’on voit autour de Taïwan, les incursions dans la zone d’identification aérienne – qui vont à mon avis augmenter considérablement jusqu’aux élections américaines de 2024 – renvoient à cette idée que, puisque l’on ne peut pas intervenir militairement, il faut multiplier les démonstrations de force, en espérant que cela prenne la place d’une véritable opération. Dans le cas de Taïwan, la victoire serait que les électeurs taïwanais, affolés par les pressions chinoises, votent pour un parti plutôt favorable à Pékin, si ce n’est à la réunification.

La Chine semble observer de près la guerre d’Ukraine qui voit un outsider mettre en difficulté ce qui apparaissait comme l’acteur le plus fort. L’aide internationale joue pour beaucoup, en particulier depuis l’été 2022. Quel regard la Chine porte-t‑elle sur cette configuration où le don de matériel devient un effecteur stratégique ?

Elle va en tirer des leçons, elle en tire peut-­être déjà. C’est un processus qui n’est pas terminé. La position chinoise sur l’Ukraine et, plus largement, sur la Russie a évolué et va sans doute continuer d’évoluer en observant comment la guerre se déroule. Juste avant la guerre, Poutine a rencontré Xi Jinping, et ont parlé de « partenariat sans limite ». Il est possible qu’ils aient abordé la question de la guerre ; on n’en sait rien. Ce qui est certain est que la Chine, et surtout Xi Jinping, qui est peut-­être assez mal informé et peu au courant des véritables rapports de force, a considéré que la Russie gagnerait très facilement. Il s’agissait donc pour elle de l’une de ces fameuses « opérations de remise au pas » à laquelle elle pense assez naturellement ; pas d’une guerre d’agression, mais d’une « guerre de maintien de l’ordre » dans l’espace d’influence russe qui devait être brève.

Tout le monde a vu que ce n’était pas le cas, que les sanctions ont été appliquées, notamment au niveau des systèmes de transactions financières. En tant que première puissance commerciale au monde, la Chine est bien plus dépendante à leur égard que la Russie. On voit aussi la capacité de résistance des forces russes : même avec une aide occidentale importante, l’Ukraine ne parvient pas à enfoncer, pour le moment en tous cas, les lignes de défense. La Chine observe sans doute ce vers quoi on se dirige, avec une Russie qui se maintiendrait dans les zones où elle est ancrée, ce qui ne serait pas pour elle une défaite absolue.

Or Pékin a bien vu qu’un assaut en passant une frontière n’était pas aussi simple. Contre Taïwan, il faut traverser 200 km de mer sous les moyens d’observation et les frappes potentielles de toutes les capacités américaines et taïwanaises. La Chine a sans doute réalisé qu’une invasion de Taïwan est sans doute impossible à mettre en œuvre si les États-Unis sont présents. Détruire Taïwan à l’avance, par des frappes de missiles, pour obtenir une reddition immédiate avant que les États-­Unis aient les moyens d’intervenir, et que des sanctions soient votées, peut-­être. Mais il faudrait ensuite tenir l’île, ce qui n’est pas évident. Ce serait une guerre offensive où la Chine, ensuite, pourrait éventuellement débarquer et tenir des têtes de pont, mais sans obtenir la victoire qu’elle attend. Ce n’est pas la situation de la Russie qui prend à l’Ukraine la frange orientale et la Crimée et s’y accroche. La situation de l’Ukraine montre plutôt à Pékin que l’offensive militaire est sans doute très difficile. La victoire ne pourrait donc venir que « sans combattre », par abandon de l’adversaire, en l’occurrence Taïwan et des États-Unis plus isolationnistes, avant toute offensive chinoise. Il y a d’autres leçons, on le voit, avec l’utilisation des drones, dont on s’aperçoit qu’ils pourraient compenser l’effet de masse des capacités chinoises. Cela ne renverserait pas complètement le rapport de force, mais pourrait, avec la protection américaine, rééquilibrer les forces dans le détroit de Taïwan.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 12 septembre 2023.

Légende de la photo en première page : Patrouille conjointe entre les États-Unis et le Japon en mer des Philippines. Le pivotement américain vers le Pacifique est un facteur de réassurance pour plusieurs États de la région. (© US Navy)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°92, « La victoire et la guerre », Octobre-Novembre 2023.
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